
Traduire est un acte d’amour
Pour Hagit Grossman et Ronny Someck
Traduire est une opération d’amour, qui se dispense vite de précautions et de prévisions. Entre deux rives connues, le traducteur a le soupçon et bientôt la promesse d’une vraie rencontre avec un texte. Dès lors il va respirer avec lui et le désir de frotter sa peau à la sienne. Le problème de la distance des langues s’oublie, quand le voyage a réussi et que dans le passage des mots, une langue nouvelle serait un réinvente. Il faut risquer, comme le navigateur, oser comme le prophète, la traversée des eaux mêlées , pour découvrir autre la terre dans un horizon d’attente et de surprises.
La traduction est, comme le métier du pilote, un art de la navigation et du tissage, vers un cap d’espérance qui arrime le texte à un sol juste. Écrire, dit Aaron Shabtaï est une question de fidélité, trouver un rapport juste (sacré) avec les choses. La question du poème et de la traduction du poème est centrale dans la stratégie du voyage interlinguistique. Il ne s’agit pas de rapprocher les deux rives d’un continent mythique, au nom d’un discours imaginant qu’il y aurait eu avant Babel, langue et lèvre unique, et de penser la traduction du poème en terme de technicité : littérarité/littéralité. Mais , comme le dit le kabbaliste, de » mêler les sangs « . Pour commencer il faut que le souci herméneutique fasse le travail du sens et découvre le visage du poème.
Dans ce commencement, c’est la vraie rencontre du poème, le dévoilement de son visage, sens et intentionnalité, qui vont le conduire vers la rencontre du monde …
Traduire la poésie hébraïque en français reste pour moi, au-delà de l’expérience apprise et acquise, le voyage toujours improbable entre une langue ( l’hébreu ), cerné par le sens radical, le sens du rapport de la lettre à la chose, ( ce que Paul Celan appelait » le squelette d’hébreu » ) et une autre, le français, dominé par le style et la métaphore de l’absence. Cette réalité semble illustrer une fois de plus la généralité qui parie sur l’impossibilité de traduire la poésie en tant que totalité spécifique à préserver. Pourtant, c’est de cette difficulté même que le passage entre les deux mondes sémantique et culturelle se réalise. Ici, aussi, comme le dit la sagesse talmudique il faut peut-être savoir se perdre pour trouver des nouveaux chemins. L’heterogeneité et la contrainte peuvent engendrer la créativité de l’échange, qui ne vise pas à communiquer mot pour mot, mais à porter, presque en maraude, et faire partager la » vérité , l’intentionnalité du poème. Et l’exemple de » belles infidèles » dans l’histoire des traductions le démontre, pour ne citer que celle, célèbre, d’Edgar Allan Poe par Baudelaire : « techniquement » déviante mais poétiquement créative.
Entrer dans la peau de l’écriture de l’autre pour faire fleurir le poème à la bouche du monde, saisir ce que vers quoi chemine dans sa vérité le poème. Cette vérité spécifique dans sa langue et son histoire résonne toujours avec le monde, quand elle fait écho à l’universel. Traduire c’est lancer une corde sur l’autre rive, pour être sauvé, malgré Babel, par un langage habitable pour tous. Celui du partage, de l’émotion, de l’amour.
Michel Eckhard Elial
- Posted by shemesh
- On 6 avril 2016
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